mercredi 15 mars 2017

Outrances verbales et volonté d’effraction diplomatique: état des lieux des dégâts occasionnés par la campagne référendaire du gouvernement turc en Europe

Ces derniers jours et dernières semaines, les Pays-Bas particulièrement - mais plus largement certains pays européens - se sont trouvés empêtrés dans une campagne référendaire menée par des ministres du gouvernement turc (issus de l’AKP, Parti de la Justice et du Développement), et ce au rythme de déflagrations verbales liées à une conduite inconsidérée d’une telle campagne dans des pays où résident des populations importantes d’ascendance turque.

En effet, le référendum en question est celui prévu le 16 avril prochain en Turquie relatif à une révision en profondeur de la Constitution visant à modifier les équilibres entre les différents pouvoirs. Or depuis 2014, les citoyens de nationalité turque résidant à l’étranger ont la possibilité de participer aux scrutins électoraux turcs. Cette possibilité est concrètement mise en œuvre par les postes consulaires de façon anticipée (avant le 16 avril) et sur une période suffisante (fonction du corps électoral) afin de permettre à chacun de voter.

L’objet du présent billet n’est pas le projet de révision constitutionnelle en tant que tel.

Il s’agit ici de revenir sur la crise créée le 11 mars par la volonté du gouvernement turc de mener sa campagne comme bon lui semblait en sol néerlandais, et de souligner les dégâts occasionnés en termes de :

- dégradation de la dignité/ respectabilité diplomatique de l’Etat turc (1),
- contribution au brasier identitaire européen (2),
- et mise en péril de la cohésion de populations importantes d’ascendance turque dans les sociétés européennes dont elles sont également une partie intégrante (3).

1) Une dignité diplomatique abîmée

Le récit chronologique des événements a été abondamment relayé dans la presse (ici par exemple). Un bref rappel s’impose néanmoins. Au début du mois de mars plusieurs meetings en faveur du « OUI » impliquant des membres du gouvernement turc ont été annulés par des autorités locales allemandes au prétexte de risques de troubles à la sécurité et à l’ordre public. Suite à quoi, le président de la République turque avait dénoncé des « pratiques nazies », propos confirmé et répété depuis - ce qui a suscité un tollé d’abord en Allemagne puis dans une bonne partie de l’Europe. Il n’était alors question d’aucune interdiction générale et absolue : le premier ministre turc s’était déjà lui-même adressé à des milliers de sympathisants à la mi-février dans la ville d’Oberhausen.

C’est dans ce contexte que se préparait le déplacement « électoral » du ministre des affaires étrangères turc, Mevlüt Cavusoglu, à Rotterdam le samedi 11 mars 2017. Celui s’était vu signifier un refus pour des motifs similaires à ceux des autorités locales allemandes : les risques pesant sur l’ordre public et la sécurité. De plus, il semblerait que le calendrier électoral néerlandais ait joué un rôle : les autorités néerlandaises ayant suggéré en « off » aux autorités turques de ne pas venir à la veille des élections législatives du 15 mars 2017. Le premier ministre turc, Bülent Yildirim, avait lui-même fait état de cette impossibilité dans une entrevue télévisée en date du 6 mars 2017.

Ainsi et alors même que les autorités turques savaient qu’il était délicat d’envisager une telle visite « électorale » dans ces conditions, le 11 mars, le ministre Cavusoglu a affirmé en début de matinée, le samedi 11 mars, qu’il se rendrait tout de même à Rotterdam et que, à défaut d’autorisation, les Pays-Bas devaient s’attendre à de « lourdes représailles économiques et politiques ». Cette déclaration était la déclaration de trop pour les Pays-Bas qui ont officialisé leur position expliquant que « la recherche d’un compromis raisonnable n’était plus possible » après la menace du ministre Cavusoglu. Dans ce même communiqué, les autorités néerlandaises affirmaient la chose suivante:

« Beaucoup de citoyens néerlandais ayant des origines turques peuvent voter lors du référendum sur la Constitution turque. Le gouvernement néerlandais n'a aucun problème avec les rassemblements dans le pays pour les informer à ce sujet. Mais ces rassemblements ne doivent pas contribuer à des tensions dans notre société et quiconque veut organiser un rassemblement est obligé de suivre les instructions des autorités afin que l'ordre public et la sécurité soient garantis ».

Armoiries du Royaume des Pays-Bas comprenant la devise nationale du pays: "Je maintiendrai". 


Tandis que la décision néerlandaise était conspuée tout au long du samedi après-midi par le ministre Cavusoglu mais aussi par le président Erdogan, la ministre turque de la famille, Fatma Betül Sayan Kaya, en déplacement en Allemagne et souhaitant rejoindre Rotterdam dans le cadre de la campagne référendaire, s’est également vu notifier l’opposition des autorités néerlandaises à son entrée sur le territoire. Alors que sa présence aux Pays-Bas était déclarée « non grata », la ministre a bravé cette interdiction et est entrée par effraction sur le territoire néerlandais en empruntant la voie routière, tentant de rejoindre le Consulat général de Turquie à Rotterdam. Les Pays-Bas s’étant aperçus de la manœuvre ont appréhendé le convoi de la ministre avant qu’elle puisse rejoindre le consulat et celle-ci a fait l’objet d’une reconduite manu militari à la frontière allemande.  

Mevlüt Cavusoglu, ministre turc des affaires étrangères (à gauche), Fatma Betül Sayan Kaya, ministre turc de la famille (à droite).

Cette décision a suscité indignations et réactions en chaîne de la part des autorités turques : Erdogan, Cavusoglu et d’autres officiels turcs continuant à proférer des accusations de « nazisme » et de « fascisme » à l’endroit du maire de Rotterdam mais aussi des autorités gouvernementales néerlandaises.  Un tel comportement, était à leur yeux, contraire aux droits fondamentaux et au droit international régissant l’action diplomatique.

Concernant les accusations de « fascisme », les autorités turques ont pu affirmer que la position intransigeante du premier ministre néerlandais Mark Rutte visait à faire du pied à l’électorat de Geert Wilders, leader du Parti pour la Liberté (PVV) réputé islamophobe et xénophobe et désigné comme favori pour l'élection du 15 mars. Mark Rutte a lui clairement indiqué qu’il ne prendrait jamais part à une coalition avec Wilders.

Mark Rutte, premier ministre néerlandais.


Finalement, la perspective électorale a sans doute joué sur les décisions d’interdiction du gouvernement néerlandais qui ne souhaitait peut-être pas donner l’impression d’un laxisme face aux outrances verbales et à la volonté d’effraction diplomatique des autorités turques.

Cela justifiait-il l’attitude des autorités turques ?

Les propos relatifs au « nazisme » et au « fascisme » étaient pour le moins excessifs et de nature à nuire à l’amitié turco-néerlandaise célébrée encore récemment en 2012 à l’occasion du 400ème anniversaire des relations diplomatiques entre les deux pays et à offenser un pays qui a souffert du nazisme.  

Quant au « jusqu’au-boutisme » des ministres turcs, celui-ci était proprement insensé face au refus catégorique des Néerlandais et relevait alors d’une pure logique de « défi » et de provocation comme le suggéraient les menaces de Cavusoglu. D’ailleurs, le président Erdogan lui-même, à la suite des annulations allemandes du début du mois de mars, ne déclarait-il pas « Si je le veux, je viendrai en Allemagne, […] si vous m'arrêtez à la porte et ne me laissez pas parler, je mettrai le monde sens dessus dessous »?

C’est là une attitude puérile digne des « cours de récréation » qui ne correspond nullement à la dignité diplomatique d’un Etat tel que la Turquie. En cela, le président turc et ses ministres ont porté une atteinte grave à la dignité diplomatique de l’Etat turc. S’ils souhaitaient dénoncer les agissements des autorités néerlandaises, ils auraient pu agir autrement de façon plus raisonnée et moins passionnée. Plusieurs Etats et instances européennes ont, au demeurant, affirmé une solidarité avec les Pays-Bas face à ce comportement des autorités turques. Enfin, ces agissements se sont soldés aussi par des heurts, à Rotterdam notamment, entre forces de l’ordre et manifestants d’origine turque attendant la ministre turque de la famille,  manifestants dont certains ont été blessés.

Ce mélange de victimisation et de provocation pourrait peut-être se traduire par une hausse du « OUI » au référendum constitutionnel turc, lequel semblait bien être en difficulté selon des enquêtes récentes.

Ce qui est certain néanmoins, c’est le préjudice qu’une telle attitude est susceptible de causer à moyen et long terme aux intérêts turcs. Cela risque, en effet, de nuire à la transmission des préoccupations turques à l’échelle européenne sur des sujets comme :
- l’accueil des réfugiés dont le nombre dépasse les 3 millions en Turquie, sujet qui mérite une réelle solidarité de l’UE mais qui ne doit pas faire l’objet d’un chantage de la partie turque,
- la lutte contre le terrorisme du PKK à l’origine de nombreux attentats sur le sol turc et qui bénéficie d’une certaine marge d’action en Europe, même s’il faut noter qu’il y a encore moins de 4 ans les autorités d’Ankara négociaient avec cette organisation terroriste,
- l’engagement de la Turquie contre l’organisation terroriste Etat islamique à travers les bases mises à la disposition de la coalition internationale mais aussi à travers l’engagement de troupes de soldats turcs dans le nord de la Syrie qui ont déjà payé un lourd tribut humain.
 


A propos de la possibilité d’organiser des élections et de mener campagne en territoire étranger

La position turque semble invoquer ces prérogatives comme étant de droit. Or si le droit turc peut valablement reconnaître le droit de vote de ses ressortissants hors de ses frontières, l’exercice pratique d’un tel droit et la propagande électorale qui l’accompagne sont susceptibles d’être régulé par l’Etat sur le territoire duquel de tels droits ont vocation à être exercé.

Cela a été clairement dit par la Cour constitutionnelle allemande dans une décision relative à un recours d’un citoyen allemand contestant la venue précitée du premier ministre turc à Oberhausen. La Cour a débouté ce citoyen et rappelé que ni la Loi fondamentale allemande, pas plus qu’une règle de droit international public ne donne le droit, à un chef d’Etat ou un membre de gouvernement d’un pays étranger, de pénétrer sur le territoire allemand ou un droit d’y exercer des fonctions officielles. De telles activités nécessitent l’autorisation du gouvernement fédéral allemand qui est responsable de la conduite des affaires étrangères. Dès lors, les autorités étrangères ne sauraient invoquer un quelconque droit fondamental et un refus d’autorisation du gouvernement fédéral allemand relève du champ de la politique étrangère, dans lequel le gouvernement allemand et le gouvernement turc se font face sur la base du principe de l'égalité souveraine des États (8 mars 2017, 2 BvR 483/17).

Le mot est lâché : « souveraineté ». Toute cette agitation intervient alors qu’un Etat est encore souverain sur son territoire. Cela vaut pour l’Allemagne comme pour la Turquie. Dans un autre contexte, il peut être fait allusion au refus des autorités françaises d’autoriser l’organisation d’élections syriennes en 2014 dans les postes consulaires en France - décision qui est insusceptible de contrôle par la justice française.

En l’occurrence, l’Allemagne n’interdit pas (encore?) de telles opérations (vote et campagne avec présence d’officiels turcs), tandis que les Pays-Bas interdisent toute campagne en présence d’officiels turcs. Cette prérogative souveraine transparaît aussi dans le communiqué du Quai d’Orsay relativement à l’organisation d’un meeting du ministre Cavusoglu le dimanche 12 mars à Metz. Celui-ci relevait ainsi qu’ « en l’absence de menace avérée à l’ordre public , il n’y avait pas de raison d’interdire cette réunion qui, au demeurant, ne présentait aucune possibilité d’ingérence dans la vie politique française ». Le rappel d’une telle conditionnalité figurait au demeurant dans le communiqué du gouvernement néerlandais en date du 11 mars 2017 dont un extrait a été précédemment cité. A cet égard, les menaces du président Erdogan de saisine de la Cour européenne des droits de l’homme semblent bien vaines… une instance qu’il n’a au demeurant cessé de critiquer ces derniers temps.


2) Un brasier identitaire européen délibérément alimenté

Il est ici question du contexte européen de façon générale et spécifiquement du contexte néerlandais, où le spectre de l’extrême droite de Wilders plane avec insistance sur les élections législatives du 15 mars 2017. Quant à l’Union européenne, l’état des lieux a déjà été fait à maintes et maintes reprises : défi du terrorisme, recul de l’idéal européen, crise migratoire, tendance à la droitisation généralisée, crise plus ou moins aiguë de confiance envers les autorités publiques.

Geert Wilders, chef du Parti pour la Liberté (PVV), protestant contre la venue d'officiels turcs aux Pays-Bas "Halte! C'est notre pays, ici".


L’attitude de défiance des autorités turques ne pouvait, dans ce contexte, qu’alimenter le brasier identitaire européen entretenu notamment par des personnalités d’extrême-droite, à l’instar d’un Wilders, selon qui la culture musulmane est incompatible avec les valeurs occidentales ou encore qui juge nécessaire d’endiguer les flux de migrations. En effet, la dénonciation d’une « hypocrisie occidentale » qui « foulerait aux pieds les libertés fondamentales » ou encore la mise en scène d’un « clash » entre « eux » (les Occidentaux) et « nous » (la Turquie) n’augure de rien de très positif en termes de contribution à la coexistence pacifique des sociétés, dans la mesure où cela renforce les sentiments de chauvinisme, d’entre-soi, voire même de désir de revanche.

Dans une telle optique, si le forcing verbal et diplomatique examiné ici peut avoir pour effet de renforcer le vote du « OUI » lors du référendum turc, il peut tout autant conduire à un vote accru en faveur des formations d’extrême droite. Et ces deux dynamiques ne font que se renforcer mutuellement l’un et l’autre. Ce défi se pose avec autant d’acuité que des élections majeures vont avoir lieu aux Pays-Bas (ce 15 mars !), en France et en Allemagne.  


3) Une cohésion harmonieuse des Européens d’origine turque menacée

En dernier lieu et en lien avec les développements précédents, il est incontestable que les agissements critiqués des autorités turques mettent en péril la possibilité, pour des pans significatifs de populations d’origine turque, de se sentir comme des composantes à part entière des sociétés européennes dans lesquels ils vivent et de se penser comme citoyen apportant sa pierre à la construction et la préservation quotidienne du bien commun dans ces pays.

En effet, cela est de nature à nuire considérablement aux efforts d’intégration de telles populations en alimentant encore une fois un cercle vicieux fait de ressentiment, de frustration, de sentiment de ne pas avoir sa place, de « ne pas être aimée » par la société, où elles sont pour la plupart nées et dans laquelle elles déroulent le fil de leur existence. Ainsi c’est un jeu très dangereux que celui de la mise en scène d’un affrontement entre « eux » et nous », « Occidentaux » et « Européen d’origine turque » dans la mesure où ce type de configuration mentale constitue un obstacle manifeste à une participation apaisée, pleine et entière dans la société dans laquelle ces personnes vivent. Bien au contraire, cela peut conduire à encourager le manque de recul sur soi et de réflexivité critique sur le cours des événements.


Aussi, la propension des autorités turques à faire preuve d’une sorte d’« irrédentisme moral ou irrédentisme des esprits » à travers la conduite  débridée de campagnes "électorales" en terrain européen ne peut que jouer en défaveur des ressortissants européens de nationalité turque. 

D’une part, cela peut attirer la suspicion des autorités de l’Etat européen concerné ou encore de sa société civile, qui peuvent y voir des risques d’ingérence ou d’exacerbation de tensions existantes dans le corps social, comme cela a été le cas aux Pays-Bas. 

D’autres part et surtout, cela peut se traduire par une défiance accrue de la société d’accueil envers ces ressortissants turcs à travers une augmentation des discriminations ou encore la remise en question - dans les pays où cela est possible - de la possibilité de jouir d’une double nationalité. Ce serait là un tragique retour de « boomerang » pour les populations concernées qui sont, elles, directement exposées.



A l’heure actuelle, la situation semble s’être calmée aux Pays-Bas : une réunion ayant réuni le 13 mars le vice-premier ministre Lodewijk Asscher avec les représentants de plusieurs associations regroupant des ressortissants néerlandais d’origine turque et au terme de laquelle les accusations de « nazisme » et de « fascisme » auraient été récusées par les associations participantes, un appel à la préservation de l’ordre public réitéré et les tentations xénophobes dénoncées et rejetées.




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En somme et pour terminer ce long article qui n’a pas vocation à aborder le contenu du référendum constitutionnel, il doit tout de même être relevé - alors que le gouvernement turc a dénoncé des violations inadmissibles des droits de l’homme à l’occasion de la crise diplomatique avec les Pays-Bas - que les circonstances actuelles dans lesquelles se déroule la campagne référendaire en Turquie sont des plus critiquables.

En effet, la campagne n’est pas menée équitablement (1) dans la mesure où l’appareil d’Etat est mis au service des partisans du « OUI » (2), le pluralisme de la presse est considérablement limité, l’état d’urgence version turque (OHAL) est toujours en vigueur et permet au gouvernement d’effectuer notamment des purges massives au sein de différentes administrations sans un contrôle effectif de la justice…

Par ailleurs et cela a déjà été énoncé précédemment, la situation sécuritaire à l'intérieur est loin d'être optimale (voir à ce sujet les attentats et/ou affrontements armés qui n'ont cessé de se succéder depuis 2015); tandis qu'à l'extérieur, des troupes terrestres de l'armée turque sont engagées au nord de la Syrie sur un théâtre particulièrement difficile.

Latuff, 12 mars 2017.


(1) C'est le moins que l'on puisse dire puisque les partisans du "NON" sont également de plus en plus criminalisés à travers les discours publics des gouvernants. 

(2) Cette « crise » peut aussi être lue à l’aune d’une modification [art. 94/A] de la loi électorale turque intervenue sous le gouvernement de l’AKP en 2008 et en vertu de laquelle il est interdit de faire de la propagande électorale en dehors de la Turquie et dans les représentations diplomatiques et consulaires turques. Aux termes de la première interdiction, il est interdit en principe, non seulement, à l’AKP de mener campagne à l’étranger mais aussi à tous les autres partis politiques turcs (CHP, HDP, MHP principalement). Tandis que la 2nde interdiction est - théoriquement - censée dissuader l’AKP d’utiliser les représentations diplomatiques et consulaires turques et leurs moyens pour mener sa campagne, sans oublier qu’une telle utilisation fausse aussi le caractère équitable de la compétition électorale.

Finalement, les membres du gouvernement turc auraient sans doute mieux fait d’appliquer la loi établie souverainement par la Grande Assemblée Nationale de Turquie…