mardi 25 août 2015

Le cri du lieutenant-colonnel Mehmet Alkan et l’« ingouvernabilité » croissante de la Turquie



« C’est le fils de cette contrée ! Il a 32 ans ! Il n’a pas encore pleinement vécu ce pays, les êtres qu’il chérissait, tout simplement… la vie ! »  

[TR: “Buranın vatan evladı, 32 yaşında, daha vatanına, sevdiklerine doymadı, dünyaya doymadı.”]

« Qui est son assassin ? Qui est à l’origine [de cette mort] ? Comment se fait-il que ceux qui parlaient hier de « résolution » [processus de paix] disent à présent « la guerre coûte que coûte » ?  Ils n’ont qu’à aller faire la guerre eux-mêmes ! » 

[TR:“Bunun katili kim? Bunun sebebi kim? Şu güne kadar ‘çözüm’ diyenler ne oldu da ‘Sonuna kadar savaş’ diyor. Gitsin, kendileri savaşsın.”] 

« Se balader dans des palais de cristal (1) avec 30 gardes du corps, monter dans des véhicules blindés et affirmer « je souhaite mourir en martyr »… (2) Ça n’existe pas ! Vas, vas alors ! [sur le champ de bataille] » (3) 

[TR: “Sırça saraylarda 30 tane korumayla gezip, zırhlı arabalara binip ‘Şehit olmak istiyorum’ diye bir şey yok. Git o zaman oraya git.”]

 [cette retranscription correspond aux propos énoncés à partir de la 3ème minute]


Ces paroles ont été proférées dimanche 23 août 2015 par le lieutenant-colonel Mehmet Alkan qui assistait aux funérailles de son frère cadet également militaire, Ali Alkan, tué 2 jours auparavant lors d’une attaque perpétrée par le PKK (Parti des Travailleurs du Kurdistan) contre un poste de gendarmerie dans la province de Şırnak (4).

Elles résonnent encore notamment sur les réseaux sociaux et les médias non-assujettis au gouvernement, ou plus précisément au Palais (1). Ces paroles débutent ainsi par l’expression d’un dépit, d’un sentiment de gâchis, elles se poursuivent par un questionnement sur la responsabilité des gouvernants et enfin elles se terminent sur une exhortation à l’adresse de ceux-ci pour qu’ils fassent preuve d’exemplarité et ne se contentent pas de discours démagogiques.

Ce cri n’est certes pas le premier, ni le dernier, mais la force émotionnelle qui s’en libère - mélange de rage, de désespoir, d’incompréhension, de détermination, et même de civisme - interroge tout un pays sur la trajectoire chaotique qu’il emprunte, en dépit de la résilience dont sait faire preuve la société turque.


*             *             

L’historique de cette trajectoire serait trop fastidieux à réaliser. Contentons-nous de faire ressortir quelques ingrédients caractéristiques de l’ « ingouvernabilité » croissante de la Turquie, ingrédients déjà présents avant les élections du 7 juin 2015:



2 - un régime aux forts relents de corruption qui a été mis au jour avec fracas les 17 et 25 décembre 2013 ;

3 - un appareil d’Etat qui "ne tient plus la route" :

     a - le cheminement de plus en plus affirmé vers un Etat-parti, l’appareil bureaucratique étant instrumentalisé au bénéfice du parti gouvernant depuis 2002 au mépris des plus élémentaires exigences de transparence, d’impartialité, de neutralité, d’équité, de méritocratie ;

     b - ce cheminement a pris une tournure caractéristique à travers la dénonciation d’un « Etat parallèle » par le gouvernement AKP (Parti de la Justice et du Développement) fin 2013 lorsque le Premier Ministre d’alors - Recep Tayyip Erdogan - était éclaboussé par un scandale de corruption impliquant sa famille, ses ministres, ses amis businessmen : 
++ cette dénonciation-même suggérait ainsi fortement que les rouages de l’Etat ne répondaient plus à la seule légitimité de l’autorité gouvernementale issue elle-même des élections législatives, mais que ceux-ci étaient gérés conformément à un accord tacite - une sorte de gentlemen's agreement - entre les membres  d’une confrérie rattachée à un prédicateur, Fethullah Gülen, et le parti AKP dont le leader incontesté est Recep Tayyip Erdogan;

++ Erdogan et son sérail qui semblent avoir permis un « noyautage » réel ou supposé de l’appareil étatique se prévalent ainsi aujourd’hui, et sans pâlir, de leur propre turpitude ;

++ le résultat de cette « coopération » a été aussi un affaiblissement au moins moral des forces armées turques - si ce n’est une altération de leurs capacités opérationnelles ;

4 - une justice fortement affaiblie à travers l’instrumentalisation plus ou moins consentie qui en a été faite ;

5 - en lien avec la dérive autoritaire précitée, un pluralisme des médias de plus en plus réduit ;

6 - une gestion du « problème kurde » (5) à travers un « processus de résolution » opaque, opportuniste, démagogique et en somme sans réelle intention constructive :
++ si sur le fond, apporter des solutions permettant de raffermir les standards démocratiques, le sentiment de représentation ainsi que le respect des droits fondamentaux est un objectif noble et nécessaire ;
++ la procédure empruntée pour y parvenir avec une importance hors-mesure accordée à des acteurs tels que le PKK ou encore à son leader historique emprisonné Abdullah Öcalan était contestable ;
++ de même que les modalités pratiques n’en ont jamais étaient clarifiées (désarmement du PKK, retrait du territoire, amnistie éventuelle etc) ;

7 - une conduite des affaires extérieures confinant à de l’amateurisme :
++ en quelques années, la diplomatie de voisinage bienveillante des « 0 problème » a cédé la place à une diplomatie du « tout problème » : le gouvernement turc n’étant manifestement pas parvenu à gérer les « Printemps arabes » et s’étant isolé de plus en plus sur la scène régionale;
++ le déséquilibre le plus manifeste de la diplomatie turque s’est déployé sur le dossier syrien qui est pour beaucoup dans l’état actuel du pays : une ingérence disproportionnée dans celui-ci emmène chaque jour qui passe son lot de répercussions à l’intérieur des frontières turques (près de 2 millions de réfugiés et toutes les questions que cela pose/ une frontière qui commence à peine à être « maîtrisée »/ des affrontements avec le PKK/ des attentats sanglants à l’instar de celui commis à Suruç le 20 juillet dernier ou à Reyhanli en 2013/ une menace djihadiste…);
++ l’absence de démarcation nette entre enjeux de politique extérieure et politique intérieure : Erdogan a ainsi beaucoup œuvré dans l’amalgame entre ces deux sphères contribuant ainsi dangereusement à importer les tensions externes au pays (coup d’Etat en Egypte, affrontement chiite-sunnite, combat symbolique à l’instar de Kobané ou Aïn al-Arab); 
++ l’érosion médiatique de l’image de la Turquie à l’étranger tantôt vue comme un « fauteur de trouble » chez ses voisins ou encore, par un raccourci saisissant, tantôt regardée comme un « ennemi des Kurdes » dans la région.

*             *             

Disons à ce stade qu’à la veille des dernières élections législatives du 7 juin 2015, le pays avait atteint un degré de polarisation sociétale sans doute inédit.

Ces élections ont toutefois vu le peuple turc dire en majorité « non » à la conduite des affaires publiques par un gouvernement exclusivement composé de l’AKP. Elles ont en quelques sorte été la traduction dans les urnes de l’exaspération accumulée pour toute une série de raisons - dont certaines énoncées ci-dessus - contre le gouvernement AKP et sa figure tutélaire et omnipotente Erdogan, depuis l’épisode de Gezi.

Le scrutin du 7 juin 2015 a permis une percée  historique du Parti Démocratique des Peuples (parti à tendance pro-kurde) - le HDP - qui était astreint à relever le défi qui était le sien : celui d’une ouverture à toute la Turquie, d’une condamnation du recours à la lutte armée par le PKK, de la nécessité d’apporter des solutions rationnelles, inclusives et constructives aux problèmes du pays et notamment au « problème kurde ». Quant aux autres partis d’opposition (CHP et MHP), il est manifeste que ceux-ci peinent à remplir leur rôle de participation à la construction d’une société alternative.

Force est de constater que le HDP, qui a permis de tenir en échec l’acquisition d’une majorité absolue au profit de l’AKP lors des élections du 7 juin 2015, a tardé à ou n’a pas véritablement voulu se projeter dans les aspirations de la société dans son entièreté.  

Il n’a été aidé dans cela :

- ni par le gouvernement AKP et Erdogan, ce qui était prévisible eu égard au choc qu’a constitué notamment pour le second, le score du HDP le 7 juin 2015,

- ni par le PKK, ce qui était moins compréhensible du point de vue du HDP, puisque cette rébellion armée a ravivé, depuis plus d’ un mois, ses actions terroristes contre des soldats, des civils ainsi que des infrastructures (attaques de casernes, attentats à la mine, incendie, enlèvement, sabotage etc).



A la veille de nouvelles élections législatives, c’est de cette spirale infernale que la Turquie devra s’extirper pour qu’il soit mis une fin à l’ « ingouvernabilité » croissante de tout un pays, des terres et des âmes qui le constituent.



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(1) La référence au "palais de cristal" ou au "Palais" tout court renvoie au nouveau complexe qui abrite la présidence de la République depuis la fin de l'année 2014. 

(2) Cette exhortation notamment relative à la phrase "je souhaite mourir en martyr" fait écho à de récentes déclarations du ministre de l'Energie Taner Yildiz allant dans ce sens

(3) Cette partie de l'intervention du lieutenant-colonel Mehmet Alkan est issue d'une autre vidéo: https://www.youtube.com/watch?v=9zTkEJdxVHE.


(5) Une autre appellation peut être choisie : problème kurde - question kurde - question démocratique - ouverture démocratique - ouverture kurde - processus de paix - processus de résolution - projet d'unité et de fraternité nationale... bref, je ne rentre pas, ici, dans les querelles de dénomination. 




jeudi 13 août 2015

Jambon dans les cantines : des bons et mauvais côtés de la judiciarisation de la communication politique

Le Tribunal administratif de Dijon a rendu ce matin son jugement (référé-suspension) dans l’affaire qui oppose la Ligue de Défense Judiciaire des Musulmans (LDJM) à la commune de Chalon-sur-Saône. Celui-ci est consultable sur le site de LexisNexis.  Des extraits dudit jugement sont reproduits ci-dessous.


Bref résumé des faits

Le contentieux a pour objet une annonce du premier édile de la ville de Chalon-sur-Saône, Gilles Platret, datant du mois de mars (1) par laquelle celui-ci annonçait publiquement son intention de mettre fin à la pratique des « menus de substitution » dès lors qu’un plat contenant du porc serait servi dans les cantines de la ville, et ce dès la rentrée prochaine.

C’est contre une telle « décision » du maire que l’association LDJM, présidée par Karim Achoui, a intenté un recours en référé visant à obtenir la suspension de la mesure litigieuse à l’approche de la rentrée scolaire, après avoir tenté d’ obtenir un résultat semblable par le biais d’un recours gracieux.




Les motifs du jugement

Sans avoir la prétention de procéder à un commentaire en bonne et due forme du jugement du TA de Dijon, il peut tout d’abord être relevé que la demande de suspension a été rejetée par le juge des référés. Ce rejet était peu ou prou prévisible pour des raisons tenant principalement à la confusion ou au flou entretenu par Gilles Platret sur la consistance exacte de son annonce. Nous y reviendrons.

Si la requête a été rejetée (2), il n’en demeure pas moins que la motivation du jugement mérite que l’on s’y attarde et notamment sur le considérant n° 4 du jugement dans lequel le juge administratif livre en quelques lignes certains principes régissant l’offre scolaire de repas par une collectivité publique eu égard aux principes d’égal accès au - et d’égal traitement devant le - service public de la restauration scolaire.  Ces principes, s’ils ne sont pas expressément cités, il n'en demeure pas moins que la formulation adoptée par le juge semble être guidée par ceux-ci.


Ce « considérant » peut être décomposé de la sorte :

1- le service public de restauration scolaire est facultatif ;
2- l’égal accès y est le principe dans la limite des « nécessités d’organisation de ce service » ;
3- l’autorité gestionnaire - la commune donc - ne doit pas organiser et gérer un tel service d’une façon qui reviendrait à priver, de fait, certains enfants de « certaines catégories  de famille » de la possibilité d’accéder à la cantine et ce pour des « considérations liées à leurs opinions religieuses ».


Le juge examine ensuite la mesure litigieuse à l’aune de sa concrétisation effective et relève plusieurs points qui le conduisent à constater notamment un « défaut d’urgence » - condition indispensable du référé-suspension :

1- l’information périodique des familles quant aux menus proposés est assurée par le prestataire externe en charge de l’élaboration des repas des cantines scolaires;
2- les familles disposent ainsi d’une visibilité sur les menus jusqu’aux vacances d’automne;
3- à cet égard, sur cette période, seul un repas comporte de la viande de porc, proposée en entrée le 15 octobre 2015.


Et le juge d’en déduire : « qu’ […] eu égard au contenu des menus proposés aux enfants et aux mesures d’information mises en place à l’attention des familles, l’accès aux services de restauration scolaire de l’ensemble des usagers, y compris les enfants de confession musulmane, ne paraît pas compromise » 



Cette solution n’étonne guère non seulement en raison des constations sur l’effectivité de la mesure opérée par le juge des référés, mais surtout en raison de la confusion entretenue depuis le début de cette controverse par le maire de Chalon-sur-Saône, lui-même, sur la « mesure » litigieuse et sa consistance.


La confusion entretenue, depuis le début de cette affaire, autour de la décision litigieuse par le maire de Chalon-sur-Saône : interdire les menus de substitution pour mieux permettre des menus de substitution

Depuis sa sortie du printemps dernier, Gilles Platret enchaîne les déclarations contradictoires au sujet de la présence de menus de substitution (au porc) dans les cantines scolaires publics. Il justifie le retrait de tels plats  en arguant de la nécessité d’un repas unique sans nulle prise en considération des options religieuses et philosophiques des uns ou des autres. 

Toutefois, son « argumentation » s'avère problématique à plusieurs égards : 

* Tout d’abord, il semblerait que le maire de Chalon-sur-Saône soit dérangé par la possibilité pour un élève, dans une telle configuration, de ne pas choisir de manger une préparation à base de viande porcine.

* Plus exactement, le maire justifie, en permanence, sa « mesure »  par la considération selon laquelle, admettre qu’un élève puisse opter pour une assiette ne contenant pas de préparation à base de porc, cela par soustraction  de cette viande ou substitution  de celle-ci, équivaut nécessairement à l’imposition de choix spirituels au service public de la restauration scolaire.

* Et partant, le maire semble suggérer ainsi l’idée selon laquelle certains élèves seraient demandeurs de menus préparés conformément à des rites confessionnels (casher, halal etc). Or il n’en ait rien, l’élève-usager du service de la restauration scolaire exerce sa liberté de choix en fonction : 
- d’impératifs de santé (allergie, intolérance),  
- ou de choix négatifs résultants de convictions spirituelles ou philosophiques (ne pas consommer de viande porcine, voire de viande non-estampillée casher ou halal, ou encore ne pas manger de viande du tout pour les végétariens),  
- sans oublier des préférences particulières qui peuvent conduire l’élève à demander un doublement de sa ration de frites.


* En somme, Gilles Platret n’a eu de cesse de jouer sur l’ambiguïté autour de l’expression de « repas de substitution », incitant à la confusion avec des « menus confessionnels » (3). Or les « menus de substitutions » ou « menus sans viande porcine » ne correspondent pas, en tant que telles, à une prescription rituelle, il n’est question que de soustraction d’un aliment.

Et si le juge relève bien qu’il ne sera en pratique pas mis fin au service de « menus sans viande porcine » étant donné la programmation des menus jusqu’aux vacances d’automne, le maire de Chalon-sur-Saône reconnaît lui-même de la même façon que le problème n’est pas le porc et que tous les élèves pourront se voir servi des mets « en plus » (+ de légumes, de fromages, d’entrées, de desserts) en cas de menus  contenant de la viande de porc.

 Une courte entrevue accordée à Itélé aujourd’hui-même par le maire Gilles Platret illustre bien cela :





[Retranscription des échanges]

La journaliste : « Un menu unique ça veut dire qu’il n’y aura rien pour remplacer le porc comme c’était le cas jusqu’à présent ? »
Le maire : « C’est exactement cela ! Ça ne veut pas dire que les enfants vont mourir de faim. […] Le porc n’est pas un plat quotidien. Mais surtout aujourd’hui 40 % des enfants ne mangent plus aucune viande parce qu’elle n’est pas halal. Et donc la question du porc elle est presque subsidiaire par rapport à la réalité. Aujourd’hui ce n’est pas le porc qui pose problème. C’est la viande. La ville de Chalon-sur-Saône n’a jamais servi de préparation halal et ne le fera jamais. Et qu’est ce qui se passe dans les faits ? Comme il va se passer dans les faits pour les enfants qui spécialement ne mangent pas de porc. Les cantinières leur donnent un peu plus d’entrées, de légumes, de fromages, de desserts et les enfants sortent de la cantine sans avoir faim. C’est exactement ce qui va se passer à la rentrée, lorsque spécialement il y aura du porc ».



Si ce n’est là pas de la « substitution », de quoi s’agit-il au juste ?

Des bons et mauvais côtés de la judiciarisation de la communication politique




L'appréciation des finalités d'une communication politique qui a été à l'origine de la présente affaire est laissée à l'appréciation de chacun. 

Les effets de la judiciarisation d'une telle communication peuvent, eux, être analysés pour tenter d'en déceler les bons et mauvais côtés.


Les bons côtés :

- le juge apporte une rationalité à une controverse publique et permet de le resituer sur le terrain du droit et de l’effectivité de la mise en oeuvre d’une décision litigieuse ;

- il énonce, à cet égard, une mise en garde importante à l’égard de velléités discriminatoires de certaines collectivités publiques (4) dans l'offre de prestation culinaire par leur service de restauration scolaire (considérant n° 4 du jugement) ;

- enfin, en l’espèce, la « mascarade » de Gilles Platret est mise au jour : celui, qui tout en reconnaissant que le problème n’est pas le porc, feint de prendre une mesure « exclusiviste» concernant cette viande et reconnaît que la possibilité de substitution restera toujours en vigueur.


Les mauvais côtés :

- la judiciarisation a du mal aussi dans la mesure où elle peut participer de la « montée en épingle » de non-problèmes qui mériteraient des solutions transigées sans esprit de polémique quelconque; et c’est en cela que l’initiative contentieuse de l’association requérante LDJM, qui s’est prêtée au jeu du maire Gilles Platret, peut être qualifiée d’inopportune ;

- et d’ailleurs, la décision de rejet rendue par le juge des référés du TA de Dijon a très vite été interprétée notamment comme  une victoire de la laïcité par le maire de Chalon-sur-Saône ou encore par son conseil, Me Philippe Petit, alors même que ce principe juridique ne fait nullement partie des motifs du jugement ; tout cela accompagnée et amplifiée par une médiatisation effrénée qui se traduit par des bandeaux d’informations à l’instar de ceux reproduits ci-dessous…  


Si le principe n’était pas invoqué dans la présente affaire comme nous le rappelions, son invocation pour justifier une fin des repas de substitutions est fallacieuse : la laïcité commandant au contraire le respect des choix individuels – qu’il soit de conscience ou non – dans la limite de l’ordre public et du bon fonctionnement des institutions (5).


Voici une déclaration devenue désormais classique. Nous nous contentons de renvoyer l’avocat de la commune à l’article 9 de la Convention européenne de sauvegarde des droitsde l’homme et des libertés fondamentales :

Nous avions déjà commenté une affirmation similaire employée à l’occasion de réflexions menée par l’AMF. Nous écrivions alors la chose suivante: 
Cette rhétorique est bien connue pour son intransigeance revendiquée et partagée comme marqueur identitaire, feignant de voir dans les processus d’institutionnalisation républicains une dynamique univoque alors même que les réalités historiques et quotidiennes ont laissé une large place aux échanges et à la concertation. 
Je recommande, en sus de cette observation, aux adeptes de ce genre de formule de se référer aux travaux d’une certaine Mona Ozouf, philosophe et historienne du fait républicain français.    

- enfin comme dernière "externalité négative" – la moins visible, ce sont sans doute les traces que laissent ou peuvent laisser ce bruit, ces gesticulations  dans la conscience de nombreux administrés qui peuvent avoir le sentiment qu’ils n’ont pas toujours leur place au sein d’institutions fondamentales de la vie publique telle que l’école publique.  


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(1) Cette annonce publique a été précédée d’un courrier d’une teneur identique à destination des parents d’élèves ainsi que le relève le considérant n°3 du jugement.

(2) Le tribunal reste saisi de la demande « au fond ».


(4) Voir par exemple le communiqué de presse du 10 décembre 2014 de l’Observatoire de la laïcité.

(5) Peut être lu à ce sujet, un billet du professeur Mustapha Mekki paru sur le site actu.dalloz-etudiant.fr le 3 novembre 2014 sous l'intitulé suivant "Faites un effort, mangez du porc ! L’affaire de la cantine municipale de Lagny-le-Sec".



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appendices :


------ 14 octobre 2015 15h45 ------

Je n'avais pas estimé nécessaire de mentionner, il y a environ 2 semaines, la délibération intervenue  le 29 septembre 2015 par laquelle le Conseil municipal de Chalon-sur-Saône a avalisé la décision du maire de mettre fin à la pratique des repas de substitution (aux plats contenant du porc) dans les cantines de la municipalité. 

En effet, l’ambiguïté autour de la consistance réelle et des finalités d'une telle mesure - longuement examinée dans ce billet - est préservée avec cette délibération.

On apprend par ailleurs que l'affaire va très prochainement (le 19 octobre 2015) faire l'objet d'un examen sur le fond par le TA de Dijon. *** 



------ 22 octobre 2015 15h20 ------

*** ERRATUM: Il s'agissait en réalité d'un 2nd examen en référés, référé faisant suite à l'adoption de la délibération mentionnée ci-dessus. Le juge des référés ne suspend pas ladite délibération pour défaut de la condition tenant à l'urgence.

L'examen au fond reste donc à venir, dans un délai de 3 mois (voir communiqué de presse & jugement). 

mercredi 12 août 2015

Ethique du journalisme : le devoir de rappel

Ces lignes sont inspirées par la récente mise en avant de deux "coups de gueule" de journalistes dans leurs médias respectifs, "coups de gueule" motivés par une semblable exaspération :



* Mercredi 5 août 2015, lors du traditionnel bulletin télévisé @tagesschau, la présentatrice de télévision Anja Reschke a dénoncé la banalisation des messages de haine sur Internet à travers le propos suivant: 


"Les prêcheurs de haine doivent comprendre que la société ne tolère pas de tels propos. Lorsque l’on ne partage pas l’avis selon lequel tous les réfugiés sont des parasites qui devraient être chassés, brûlés ou gazés, il faut le dire à haute voix. Il faut s'exprimer. Exposer sa conscience.
 La vidéo de l'extrait pertinent a fait l'objet d'une traduction sous-titrée par le Huffington Post :




* Mardi 11 août 2015, le journaliste Julien Vlassenbroek de la Radio Télévision Belge Francophone, après avoir commis un article intitulé "La Belgique face à un "afflux massif" de réfugiés? Réponse en chiffres", a publiquement exprimé sa réprobation à l'égard de commentaires publiés sous le post de la page Facebook de la RTBF qui partageait son article:

"Messieurs et mesdames les xénophobes, si vous voulez vomir votre haine d'autres humains, merci d'aller le faire ailleurs. Nous nous passerons avec joie de vos fulgurances abjectes. Cette page n'est pas un déversoir à haine de l'autre. Désolé à toutes celles et ceux qui lisent nos articles et postent des commentaires constructifs ou expriment leur avis avec un ton approprié. Ce message ne vous concerne en rien et vos avis, eux, nous intéressent au premier chef, quelle que soit leur teneur."

 Le "communiqué" du journaliste soutenu par sa rédaction est reproduit ici:
.


Alors certes, ces deux interventions de journaliste n'ont pas pour support un média identique (télévision, d'un côté; réseau social de l'autre), mais elles ont néanmoins pour cible des propos similaires - proférés notamment sur les réseaux publics sociaux - que l'on pourrait regrouper sous les appellations de "discours de haine" (1) ou de "préjugés"

La journaliste Anja Reschke souligne ainsi avec force le rôle singulier du journaliste tout particulièrement dans une conjoncture sociale où se mêlent difficultés économiques, angoisses sécuritaires, crises humanitaires et crises du politique...voire même crises du journalisme: un contexte propice à la montée en puissance d'idées xénophobes.    

"[...] le dire à haute voix. Il faut s'exprimer. Exposer sa conscience." 

Ce réflexe ou ce rappel déontique peut, selon nous, être attribué à une certaine exigence éthique, en partie propre à la profession de journaliste. 

Sans vouloir - ni pouvoir - disserter sur l'exigence éthique incombant au métier de journaliste, un texte pouvant servir de référence à ce sujet mérite d'être cité pour se faire une idée de la consistance d'une telle exigence. Il s'agit d'une résolution (n°1003) adoptée par l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe en 1993 relative à l'éthique du journalisme.

Certains extraits pertinents peuvent en être cités: 


1. Outre les droits et les devoirs juridiques stipulés par les normes juridiques pertinentes, les médias assument, à l'égard des citoyens et de la société, une responsabilité morale qu'il faut souligner, particulièrement dans un moment où l'information et la communication ont une grande importance tant pour le développement de la personnalité des citoyens que pour l'évolution de la société et de la vie démocratique.  
3. Le principe de base de toute réflexion morale sur le journalisme doit partir d'une claire différenciation entre nouvelles et opinions, en évitant toute confusion. Les nouvelles sont des informations, des faits et des données, et les opinions sont l'expression de pensées, d'idées, de croyances ou de jugements de valeur par les médias, les éditeurs ou les journalistes. 
4. Les nouvelles doivent être diffusées en respectant le principe de véracité, après avoir fait l'objet des vérifications de rigueur, et doivent être exposées, décrites et présentées avec impartialité. Il ne faut pas confondre informations et rumeurs. Les titres et les énoncés d'informations doivent être l'expression le plus fidèle possible du contenu des faits et des données. 
5. L'expression d'opinions peut consister en réflexions ou commentaires sur des idées générales, ou se référer à des commentaires sur des informations en rapport avec des événements concrets. Mais, s'il est vrai que l'expression d'opinions est subjective et que l'on ne peut ni ne doit exiger la véracité, on peut exiger en revanche que l'expression d'opinions se fasse à partir d'exposés honnêtes et corrects du point de vue éthique. 

33. La société connaît parfois des situations de conflit et de tension nées sous la pression de facteurs tels que le terrorisme, la discrimination à l'encontre des minorités, la xénophobie ou la guerre. Dans ces circonstances, les médias ont l'obligation morale de défendre les valeurs de la démocratie: respect de la dignité humaine et recherche de solutions par des méthodes pacifiques et dans un esprit de tolérance. Ils doivent, par conséquent, s'opposer à la violence et au langage de la haine et de l'affrontement, en rejetant toute discrimination fondée sur la culture, le sexe ou la religion

36. Compte tenu de ce qui précède, les médias doivent s'engager à se soumettre à des principes déontologiques rigoureux garantissant la liberté d'expression et le droit fondamental des citoyens à recevoir des informations vraies et des opinions honnêtes.

Puissent les médias journalistiques garder à l'esprit - et faire vivre au besoin par de salutaires rappels publics - ces "principes éthiques" à l'occasion de l'exercice de leur profession.   



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(1) La distinction opérée à travers cette expression vise à suggérer que de tels discours sont pénalement répréhensibles. Lire à ce sujet et sur la difficulté d'appréhender stéréotypes et préjugés à travers le prisme des "discours de haine": Pascal Mbongo, « La justice, la liberté d’expression et les discours de haine »,libertesetdroitsfondalentaux.fr, 28 juillet 2015
[extrait] 
"Au sens du droit français, les « discours de haine » (4) peuvent s’entendre des discours (écrits, paroles, images, gestes, etc.) qui sont visés par plusieurs catégories d’infractions définies par la loi du 29 juillet 1881 : ‒ la diffamation publique commise envers une personne ou un groupe de personnes à raison de leur origine ou de leur appartenance ou de leur non-appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée, de leur sexe, de leur orientation ou identité sexuelle ou de leur handicap ; ‒ l’injure publique commise envers une personne ou un groupe de personnes à raison de leur origine ou de leur appartenance ou de leur non-appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée, de leur sexe, de leur orientation ou identité sexuelle ou de leur handicap ; ‒ la provocation publique à la discrimination, à la haine ou à la violence à raison de l’origine ou de l’appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée ; ‒ la provocation publique à la haine ou à la violence à l’égard d’une personne ou d’un groupe de personnes à raison de leur sexe, de leur orientation ou identité sexuelle ou de leur handicap ; ‒ la provocation aux discriminations prévues par les articles 225-2 et 432-7 du code pénal à l’égard d’une personne ou d’un groupe de personnes à raison de leur sexe, de leur orientation ou identité sexuelle ou de leur handicap".