mercredi 17 juin 2015

L' esprit de Gezi et les secrets de la résilience démocratique turque.

INFORMATION: billet publié sur le site web participatif LePlus du NouvelObs le 8 septembre 2013 


Trois mois auparavant, je livrais mes premières impressions (1ère partie2nde partie) sur la révolte sociale qui avait embrasé la rue turque à partir de la fin du mois de mai et durant la première quinzaine du mois de juin. Un rappel très bref des faits s’impose: *des défenseurs « écolo » d’un espace vert (le parc de Gezi situé à Istanbul/Taksim) opposés à la destruction de celui-ci l’occupaient, *la répression disproportionnée et injustifiée de la police, limitée aux activistes verts dans un premier temps, *s’était ensuite élargie à de larges franges de la société civile venues manifester pacifiquement et solidairement leur indignation unanime face à un usage illégitime généralisé de la force publique, auquel se sont ajoutées plus généralement des exaspérations liées à un « autoritarisme » croissant du pouvoir. Au total, six personnes ont trouvé la mort dans ces événements.

Ce billet, je souhaitais l’écrire, il y a déjà plus de deux mois : précisément suite au deuxième grand moment du processus de contestation, soit un peu après les journées des 15 et 16 juin 2013. L’AKP (Parti de la Justice et du Développement), parti au pouvoir organisait alors deux meetings de « respect de la volonté nationale » - lire « respect des 50% des électeurs qui lui ont accordé leur voix aux élections législatives du 12 juin 2011 » - à Ankara puis à Istanbul. Le second de ces rassemblements coïncidait avec l’ordre du Premier ministre turc, Recep Tayyip Erdogan, de « nettoyer » le parc de Gezi. Ces démonstrations de force du chef du gouvernement avaient été marquées par une posture paranoïaque, revanchiste, implacable et confinant quelque fois à l'incitation à la haine. Au final alors qu’une sortie de crise était attendue cette même semaine suite à la médiation d’un groupe d’intellectuels et d’artistes le 13 juin, l’entêtement de l’exécutif à jouer la polarisation sociétale a hissé la tension sociale à son summum, la répression policière s’est poursuivie et, certains « miliciens-partisans » armés sont allés jusqu'à menacer personnellement des manifestants…

C’est à cet instant qu’est apparue la figure de « l’homme debout » ou « l’homme de marbre », qui s’est arrêté net, le soir du 17 juin, sur la place Taksim, aspirant au deuil des victimes qui ont perdu leur vie durant les manifestations, et animé de la volonté de figer une fois pour toute la mécanique infernale de la violence.




Si elle était voulue depuis quelques temps déjà, la rédaction de ces quelques lignes devrait prendre - selon nous - un sens particulier aujourd’hui, à un moment où le sang et les larmes ne cessent de couler à flot dans une région du monde où coexistent coup d’Etat en Egypte et guerre civile en Syrie. En effet, cette situation vient rappeler à quel point la démocratie n’est pas chose aisée à instituer et à entretenir : ne se réduisant pas au seul principe électif, elle comprend également le respect des droits et libertés fondamentaux, et implique l’émergence d’une culture démocratique à même de canaliser la violence des rapports entre les Hommes.


A l’heure actuelle, si l’après Gezi a laissé place à un relatif calme du point de vue de la contestation populaire, il en va différemment de l’attitude du pouvoir exécutif qui s’est lancé dans une entreprise plus ou moins affirmée de « recadrage généralisé » de l’esprit contestataire de Gezi et de certaines figures qui y ont pris part ou y ont exprimé leur sympathie (journalistes, artistes, hommes d’affaires, universitaires…). L’enlisement dans un certain aveuglement du pouvoir face aux réalités sociales, le confinement du « Prince » combiné à une flagornerie sans faille à son égard, le déplacement des attentions sur l’Egypte puis sur la Syrie et l’instrumentalisation en interne de ces tragédies en vue de décrédibiliser le mouvement de contestation de Gezi, voilà dans ses grands traits l’ambiance post-Gezi, encore et toujours marquée par une importante fébrilité démocratique.


Au début du mois de septembre suite à la tentative d’agents municipaux de recouvrir de gris des escaliers qu’un retraité de la direction des forêts, soucieux de mettre de la joie dans la vie de son quartier, avait peints de toutes les couleurs, le mouvement des escaliers arc-en-ciel s’est propagé dans les quatre coins de la Turquie.


Ces illustrations tombent à pic pour illustrer la teneur de l’esprit de Gezi. Beaucoup a été écrit sur l’esprit qui a présidé à un tel mouvement informel, sans hiérarchie quelconque, et hétéroclite dans sa composition politique et sociale. Solidarité, créativité, partage, entraide, humour, pacifisme, non-violence, indignation, compréhension, empathie, tolérance… voici le champ lexical qui a été usité à cette occasion pour dépeindre la fresque qu’a constitué le moment Gezi.

Plus précisément, deux ingrédients particuliers semblent être au fondement de la résilience démocratique turque lors de cette séquence contestataire, c'est-à-dire de la capacité de la société à résister à un cours des événements qui a, à chaque instant, laissé subsister la crainte d’un dérapage et d’une déflagration sociale généralisée - à l’instar de l’atmosphère qui régnait les 15 et 16 juin 2013. Il s’agit de deux anagrammes dans leur orthographe en turc, « mizah » et « hazim » (sans le point sur le « i » néanmoins) qui signifient respectivement « humour » et « tolérance ».


L’humour (mizah) est à prendre dans son sens le plus large : la jeunesse contestataire a fait ainsi preuve d’un « usage disproportionné » de créativité, d’inventivité et d’imagination s’emparant de l’espace public notamment des grandes métropoles, à travers la confection de concepts, de slogans, de tracts, d’accoutrements particuliers, de clips musicaux ou d’autres mises en scène... Ceux-là trouvaient ainsi leur source dans un cocktail mêlant ironie, plaisanterie, dérision et qui s’attelait à démontrer quelque part que le ridicule ne tuait pas, contrairement au sérieux et à l’insensibilité qui avaient, eux, fini par emporter six vies humaines.



 

Un concept : le « çapulcu », expression de connotation négative signifiant « vandales », et qui fit l’objet d’une réappropriation assumée par les contestataires du mouvement Gezi, après que le Premier ministre turc les eut traités de la sorte.



Des slogans. Quelques traductions des encadrés ci-dessus : « Ce gaz [lacrymogène] est exquis mon ami », « Nous sommes une génération qui, petits, accourions derrière les camions pulvérisant de l’insecticide, le gaz lacrymogène ne nous arrêtera pas mon pote », « Frère policier, vraiment tu m’emplies les yeux de larmes », « Turquie, que tu es belle, lorsque tu te rebelles ».



Un accoutrement. Exemple de performance d’un contestataire s’inspirant des derviches tourneurs.



Des clips vidéos, chansons et mises en scène diverses. La vidéo ci-dessus est un morceau intitulé « Tomadan su atarlar » (Ils [nous] aspergent des canons à eau) joué par un orchestre de l’Université technique du Moyen-Orient située à Ankara, et dans lequel est tournée en dérision la répression policière à base de canons à eau et de gaz lacrymogène. Ce n'est là qu'un exemple parmi la profusion de morceaux relatifs à Gezi.


Cet esprit imprégné d’humour et ou d’innovation dans la contestation n’a eu de cesse de se propager, à l’image de ce que fut la vague des « Hommes debout » ou encore le mouvement plus récent des escaliers ou trottoirs peints dans les couleurs de l’arc-en-ciel. L’éditorialiste turc Ahmet Hakan écrivait ainsi, le 2 juillet 2013, la chose suivante : « La colère est contagieuse, l’éclipse de la raison est contagieuse, la paranoïa est contagieuse, mais l’ " humour " (mizah) l’est encore plus ».

A cet égard, l’apparition et la diffusion de véritables figures de proue, de symboles, de héros, et même de légendes au cours de la contestation a participé de l’affermissement de l’esthétique du mouvement social dans l’imaginaire collectif.


« Les invincibles », titre cette image qui réunit certaines des figures emblématiques de la contestation. Peuvent être cités à partir de cette représentation : « l’homme qui lit » face aux policiers, le « guitar hero » qui joue de la guitare face à ces mêmes policiers, le « talcid man » qui asperge les manifestants d’une potion éponyme pour les soulager du gaz lacrymogène, « l’homme debout », la « mémé » portant le masque des Anonymous, le citoyen handicapé qui a été la cible des canons à eau, « le tambourinaire Vedat » s’emparant d’un tractopelle afin de poursuivre les canons à eau de la police, la « femme vêtue de rouge » aspergée de gaz, la « femme vêtue de noire » ouvrant sa poitrine au jet d’un canon à eau…



Le second secret de la résilience démocratique turque est sans conteste l’aspiration à la « tolérance » (hazim) qui motivait et habitait le mouvement de contestation de Gezi. Il est question ici de l’idée de supporter patiemment, d’accepter l’autre pour ce qu’il est et pour ce qu’il pense, de le tolérer en somme. Cette tolérance ne doit cependant pas être conçue dans le sens restrictif d’une liberté sous condition suspensive que l’on reconnaîtrait à l’autre, mais plutôt dans le sens d’une attitude qui consiste à admettre chez autrui une manière de penser ou d’agir différente de celle qu’on adopte soi-même.

C’est cette exigence qui a encouragé un déroulement pacifique de la contestation particulièrement après les regrettables journées des 15 et 16 juin. Le refus absolu de toute violence a trouvé ainsi à s’incarner à travers le mouvement des « Hommes debout » puis dans la translation de la contestation du parc de Gezi à la multitude des parcs des principales villes turques où se réunissent des assemblées en vue de discuter sereinement de la suite à donner à la contestation et tenter d’apporter des solutions aux problèmes soulevés (mouvement intitulé « Parklar Bizim », « Les parcs nous appartiennent »). Le renforcement de la culture démocratique passait ainsi par le respect du pluralisme des idées, des opinions et des modes de vie de tout un chacun. Cela n’est en soi évidemment pas suffisant, une institutionnalisation à même de garantir cette évolution étant également nécessaire en vue de réduire au maximum la fébrilité démocratique, comme cela avait déjà été énoncé dans les billets précédents.

Mizah (humour) et hazim (tolérance) sont finalement deux anagrammes qui peuvent nous rappeler à quel point est précieuse la démocratie.
 
« Istanbul United », cette affiche illustre la symbiose - ou à certains égards l’esprit de tolérance et de solidarité - qui a régné au début de la contestation entre les supporters des 3 clubs historiques de la ville aux sept collines, et ce, dans un pays où le football reste un sport très clivant.

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